Nous en étions au 21 juin 1992, aux côtés de Reno Salvail, guettant anxieusement les premières lueurs de l’aube. Le solstice des baleines allait-il offrir compensation à l’artiste pour le climax avorté qui l’avait dépité, quelque 8 ans plus tôt, à Abou Simbel? D’après son récit, il faut croire à sa réussite :

« À 4h05, l’horizon est légèrement violacé et à chaque seconde qui passe il devient plus rose, plus rouge, plus orangé. 4h20 : une ligne jaune barre l’horizon, je ne peux plus respirer, j’ai mal au cœur. Une baleine souffle au loin dans le jaune du levant, est-ce mon imagination? Soudain, dans un éclair, une grande plainte fait vibrer les haut-parleurs. Une joie immense me transporte, quatre points lumineux éclairent le ciel encore bleu de Prusse et les chants de baleines font fuir les mouettes. Au centre du quadrilatère, la grande baleine bleue, que je croyais être il y a quelques instants le fruit de mon imagination, souffle et sonde. Quelques bélougas respirent à la surface, puis tout près du rocher où je me trouve, une baleine à bosse saute, puis une deuxième exécute une vrille. Quel ballet![i] »

Or, me direz-vous, si Le solstice des baleines a été un grand succès, pourquoi alors L’aube du solstice? Le projet s’inscrirait-il dans la lignée de ces reprises musicales ou cinématographiques qui baignent dans la nostalgie des années 1990? S’agit-il d’une version édulcorée et affadie de ce succès? Et, parce que la question vous brûle les lèvres : Michael J. Fox fera-t-il une apparition?

Ces questionnements sont légitimes. Mais voilà : Le solstice des baleines n’a jamais eu lieu. Après en avoir fait méticuleusement le récit, Reno Salvail admet avoir « imaginé entièrement cette dernière installation. » Il a puisé son inspiration du réel, notamment de ses nombreux voyages d’observation des baleines, et certains faits narrés dans son récit ont bel et bien eu lieu, mais les îles qui auraient hébergé les tours sont fictives. En somme, il a conceptualisé une œuvre qui « amène les spectateurs au seuil d’une ambiguïté les faisant osciller entre rêve et réalité, fiction et récit autobiographique.[ii] »

L’œuvre aurait pu en rester là. Après tout, depuis les ready-made de Marcel Duchamp, notamment, l’art ne se définit plus que par sa seule matérialité. Or, c’est un peu à défaut de mieux que Reno Salvail s’est rabattu sur le récit de son œuvre. Les coûts élevés, la complexité technique et les impondérables météorologiques liés à la réalisation du Solstice des baleines ont freiné son enthousiasme et limité les possibles. Pour toutes ces raisons, mais aussi parce que le projet lui est cher, Reno Salvail était ravi qu’Alain Lefort s’y intéresse.

En 2018, Alain Lefort est à Ivujivik lorsqu’il prend connaissance de cette œuvre de Reno Salvail. Le photographe a été l’étudiant de Salvail à Concordia et, à l’influence marquante du professeur, s’est substituée celle de l’artiste et de son œuvre. Alain Lefort savait que Reno Salvail s’était lui aussi rendu à Ivujivik, en 1990, et il a choisi d’apporter Le passage de la Grande Ourse, comme potentielle source d’inspiration. Ce qu’il y trouve surpasse ses attentes.

Alain Lefort, Eidôlon #2, 2016

Le caractère original de la mise en scène, le rapport au vivant et l’ancrage dans le territoire du Solstice des baleines le fascine aussitôt. Quelques années plus tôt, Lefort a travaillé sur les icebergs (Eidôlon, 2016) et il nourrit depuis un enchantement pour les masses plus grandes que nature qui se déplacent dans l’eau. Après avoir obtenu l’assentiment de Reno Salvail – plus qu’un assentiment, il faudrait dire un encouragement enthousiaste et une profonde reconnaissance –, il se lance dans le projet.

Le cinéaste Étienne Desrosiers se joint à lui et, ensemble, ils flottent dans un univers où se côtoient le Capitaine Achab de Melville, le Don Quichotte de Cervantès et le Fitzcarraldo de Werner Herzog, conquistador de l’inutile. Engagés dans une quête de l’impossible, ils savent qu’à l’instar de ces célèbres personnages, ils se lancent dans un projet dont la démesure peut rendre fou.

Trois pôles d’attraction maintiennent néanmoins l’équilibre de Lefort et Desrosiers : la volonté d’honorer le grandiose projet de Salvail, l’imaginaire québécois nourri par le fleuve et ses baleines et l’urgence universelle de reconnecter avec la force de la nature. Ainsi, le projet s’emballe. Après tout, on ne capte pas les premières lueurs de l’aube du solstice pour les offrir aux baleines sans témoin. À l’installation, à l’exposition photographique d’Alain Lefort et au long métrage documentaire d’Étienne Desrosiers s’ajoutent le balado de Zoé Gagnon-Paquin, la performance musicale d’Alissa Cheung et ces chroniques, que vous lisez en ce moment (jusqu’à preuve du contraire).

Le projet, qui portait jusqu’alors le nom de Solstice 2.0, devient L’aube du solstice. Et nous voici, à quelques mois du fameux solstice, le regard enthousiaste, les mains volontaires et l’espoir au front. Né de l’esprit de Reno Salvail il y a près de trente ans, Le solstice des baleines est plus vivant que jamais. Et pourtant, tout est à faire. Cette montée vertigineuse qui nous mène au climax du solstice saura-t-elle générer la grâce promise? Ou est-ce au cœur même du voyage, dans cette rencontre intergénérationnelle, dans cette humilité retrouvée de renouer avec la force des éléments, que se trouve cette inextricable beauté qui nous émeut? Habité par ces questionnements, on poursuit la semaine prochaine notre quête en remontant le fleuve. Soyez-y!


[i] Reno SALVAIL, Le passage de la Grande Ourse, Éditions J’ai VU, Québec, 2003, p.77

[ii] Ibid. p.79