Reno Salvail était donc en Égypte, dans le grand monument d’Abou Simbel, surveillant avec fébrilité l’arrivée des premiers rayons de l’aube, qui devaient glisser le long des pierres millénaires du temple sur 60 mètres, jusqu’à chatouiller les statues intestines de Rê, Amon, Ptah et Ramsès II, lorsqu’une bouffée de nuages est venue ruiner le spectacle anticipé. C’était en 1985.  Autour de lui, les gens se promettaient de revenir l’année suivante, mais Reno Salvail, lui, ne serait pas de retour.

C’est plutôt en 1992 qu’il reprend rendez-vous avec les premiers rayons du solstice, mais cette fois, au creux du fleuve Saint-Laurent, dans la Baie Sainte-Catherine, tout près de Tadoussac. Il n’est plus question d’illuminer des divinités de la mythologie égyptienne, mais de créer une installation artistique, Le solstice des baleines, où le créateur et son œuvre se situent dans un grand tout, dominé par le soleil, le fleuve et le vivant.

L’installation de Reno Salvail s’inscrit dans le courant du land art. L’art de la Terre, créé aux États-Unis en 1968, désire sortir l’art des musées, en ne se contentant plus de représenter la nature, mais de s’y enraciner. Généralement éphémères, les œuvres qui se réclament du land art utilisent des matériaux organiques, et prennent souvent des proportions gigantesques. Salvail ancre son œuvre dans la nature, mais il dépasse les préceptes du land art, cherchant à créer un lien avec le monde animal. C’est ce qu’il nous livre, dans le récit de la création de son œuvre : « Je préférais de beaucoup un contact avec le monde animal plutôt qu’avec les seuls éléments. »

Mais qu’est-ce donc que Le solstice des baleines ? Concrètement : quatre tours d’aluminium hautes de cinq mètres, sur lesquelles Reno Salvail a installé des miroirs concaves. Ces tours, boulonnées chacune sur quatre îles distinctes, situées à un kilomètre l’une de l’autre, forment ensemble un carré parfait d’un périmètre de quatre kilomètres. Les reliant ensemble sur une carte géographique, Reno Salvail y voit la base de la Grande Pyramide de Khéops. Le créateur a quitté l’Égypte, mais celle-ci n’est pas sortie de sa tête. 

À l’instar du monument d’Abou Simbel, ces tours doivent capter les premiers rayons de soleil du solstice. Orienté d’après des calculs précis, le miroir de la tour la plus à l’ouest doit réfléchir les rayons vers la tour nord, qui les réfléchira vers la tour est et, à son tour, vers celle du sud. Une fois complétée cette géométrie lumineuse, un mécanisme doit déclencher un magnétophone, sur lequel Reno Salvail a préalablement enregistré des chants de baleines. Il écrit : « Ces chants seront transmis dans l’air, ainsi que sous l’eau à l’aide de haut-parleurs sous-marins, et devraient attirer les grands cétacés au centre du quadrilatère. »

Il y a trente ans, l’artiste s’inquiétait du sort des baleines. Déjà, les bélugas étaient nombreux à mourir de « cancers dus à l’ingestion de poissons contaminés au mercure, au BPC (bisphénol polychloré) ou au DDT (dichloro-diphényl-trichloréthane). » À l’instar des canaris dans la mine, écrit-il encore, le béluga est un animal baromètre, annonçant ce qui menacera bientôt la vie des êtres humains.

Il espère donc, par son installation, faire renaître une proximité et une entraide qu’ont déjà entretenues les êtres humains et les mammifères marins. Quelques histoires guident ses pensées, qu’il nous partage :

« Une légende raconte que le nom de Delphes a été donné à cette ville de Grèce parce que des dauphins aidaient les pêcheurs à emplir leurs filets contre récompense et parfois par simple amitié. En Islande, jusqu’à très récemment, une bande d’épaulards aidait les chasseurs de baleines en rabattant des rorquals dans une baie peu profonde et en bloquant l’entrée jusqu’à ce que les chasseurs abattent les cétacés et offrent leurs viscères aux orques à titre de récompense. »

C’est ainsi qu’au milieu de la nuit du 21 juin 1992, armé d’une caméra vidéo, d’un trépied et d’une bouteille de champagne, Reno Salvail espère le soleil. Anxieux, les nuages d’Abou Simbel obscurcissent ses pensées, auxquels s’ajoute la peur que son installation soit imprécise et n’arrive pas à capter le soleil : « Une petite erreur de calcul et je devrai revenir l’an prochain. »  Or, tout comme en Égypte en 1985, Reno Salvail ne reviendra pas l’année suivante. 

Est-ce que les rayons auront suivi le tracé des miroirs, déclenchant les haut-parleurs? Les baleines auront-elles honoré cette main tendue, venant saluer cet homme qui ne demandait qu’à soulever une coupe de champagne à leur santé? Est-ce que ce même nuage d’Abou Simbel, après un long périple autour de la Terre, aura intercepté les précieux rayons et gâché un nouveau solstice? Autant de questions auxquelles, il faut l’espérer, nous pourrons répondre dans la chronique suivante, la semaine prochaine.