Etienne Desrosiers a l’habitude de parcourir le territoire sur de longues distances, l’appréciant du haut des airs, dans sa vastitude, ou trébuchant sur ses aspérités, humant le humus de la terre ou la résine des arbres. Ses excursions sont guidées par le plaisir, toujours, mais jadis, celles-ci revêtaient une fonction particulière : il découvrait des endroits pour y tourner des films.

Il a notamment fait du repérage sur I’m not there, film de John Haynes entièrement tourné au Québec, qui nous invitait à une magnifique et originale immersion dans les univers musicaux et biographiques de Bob Dylan. Transposer les multiples lieux d’un scénario en sites bien réels lui a appris à observer le monde sous une autre lunette.

Cette façon de regarder n’est pas sans rappeler Guillaumet, cet ami de Saint-Exupéry, qui considérait le territoire non pas dans sa dimension géographique, mais en lui imaginant un visage : « Guillaumet ne m’enseignait pas l’Espagne; il me faisait de l’Espagne une amie. Il ne me parlait ni d’hydrographie, ni de populations, ni de cheptel. Il ne me parlait pas de Guadix, mais des trois orangers qui, près de Guadix, bordent un champ : « Méfie-toi d’eux, marque-les sur ta carte… » Et les trois orangers y tenaient désormais plus de place que la Sierra Nevada.[1] »

Ainsi, lorsqu’il place enfin une caméra entre le monde et son regard, c’est après avoir pris bien soin de s’ancrer dans le sujet. C’est notamment porté par cette volonté de rendre compte de ce que l’on habite qu’il a fait quelques longs-métrages documentaires sur des grandes figures de l’architecture : Luc Durand, Roger d’Astous et Christopher Charles Benninger. « Mon but, c’est un peu d’aider l’architecture à entrer davantage dans la culture populaire, parce que l’architecture, on est tout le temps dedans », confiait-il à François Lévesque, dans les pages du Devoir[2].

L’architecture est un art particulier parce qu’il incarne un vecteur culturel tout en accomplissant une fonction imminemment pragmatique, qui nous fait parfois oblitérer sa dimension artistique. Et, parce qu’on ne construit pas un bâtiment pour le démolir le lendemain, l’architecture s’inscrit davantage dans la durée que d’autres formes d’art. C’est ce qui lui permet, parfois, de devenir symbole, un aspect qu’Etienne Desrosiers entend aborder dans son prochain film à paraître. Il en est au montage d’un film documentaire sur l’Oratoire St-Joseph, qui dépasse sa fonction pastorale et religieuse, l’abordant plutôt comme un important jalon de la culture québécoise.

Le réalisateur a l’intuition d’être sur cette même voie avec le projet de L’aube du solstice. Même s’il s’éloignera de l’architecture, il demeure sur la piste d’un fondamental marqueur culturel québécois : le fleuve. Le mandat est de taille et il en est bien conscient : « Le fleuve, c’est puissant. Comment tu vas le harnacher dans le projet : c’est une grande question.»

Étienne Desrosiers à Mingan, dans l’oeil d’Alain Lefort

Pierre Perrault, dont l’œuvre a été maintes fois traversé par le fleuve, affirmait, dans son film La grande allure (ONF, 1985) : « Il n’y a pas de fleuve sans écriture. » L’écriture de ce fleuve sera au cœur du film de Desrosiers, mais il l’aborde avec le sentiment d’être bien nourri, puisque le projet prend son souffle à l’affluent de ses nombreuses collaborations : « C’est du bonbon ce projet-là, parce qu’il y a beaucoup de matériaux. L’œuvre immense d’Alain, les chroniques, le balado et la performance d’Alissa, ce sont tous des matériaux que je peux adapter et intégrer au film. »

Le récit de l’œuvre improbable de Reno Salvail et le flou entourant sa concrétisation composent, pour le cinéaste, « un millefeuille narratif » dont les tenants et aboutissants sont pluriels, lui offrant « un grand terrain de jeu ». Il lui semble par ailleurs que la filiation entre Reno Salvail et Alain Lefort constitue un excellent ancrage dramatique : « Le côté passeur de savoir donne une texture émotionnelle au projet. Y’a une épaisseur générationnelle. Y’a quelque chose de puissant dans cette transmission. »

Etienne Desrosiers apprécie particulièrement le fait que l’œuvre de Reno Salvail, bien que s’inspirant du courant land art, se soustrait à ses dérives : « C’est tout le contraire du land art des Américains qui s’inscrivaient dans la nature, oui, mais sans la considérer, et même en lui faisant violence. »

Et ainsi, au cœur d’un siècle où le vivant est en crise, le réalisateur a la ferme intention d’adopter une posture où l’être humain, avec humilité, retrouve sa juste place parmi les vivants. Le chemin vers l’île est, en ce sens, fort évocateur : « Pour se rendre à Grande Basque, c’est 20-25 minutes de bateau, on est au milieu de l’océan, et une fois arrivé, pour amarrer, on est sur la roche, comme sur le bord d’un gouffre. Y’a une dangerosité qui est attirante, c’est vrai, mais la nature te parle : regarde-la en pleine face et sois attentif. »

On promet d’être attentifs à ce que le fleuve, le soleil et la vie marine nous offriront, tout comme nous le serons de l’œuvre que nous promet Etienne Desrosiers. Et en attendant, la semaine prochaine, nous naviguerons à la rencontre d’Alissa Cheung.


[1] Antoine de SAINT-EXUPÉRY, Terre des hommes, Gallimard « Livre de poche », Paris, 1939, p.15

[2] Etienne Desrosiers et les secrets des pierres, François Lévesque, Le Devoir, 13 décembre 2019

Gerard Martin, Alain Lefort et Etienne Desrosiers, captés par Domingo Lamarre