Il y a peu, la surface de l’eau n’était encore qu’un simple miroir pour une humanité qui, faute de moyens, était réduite à imaginer ce qu’il y avait par-delà cette frontière naturelle. Insondable et impénétrable, les eaux abritaient un univers mystérieux qui, bien avant les histoires de pêche, ont nourri un imaginaire peuplé de bateaux naufragés, de cités englouties et de monstres.
Or, on a beau avoir déterré plusieurs des secrets enfouis dans les océans, la baleine demeure aussi fascinante que nos contes les plus fantastiques. De la même façon que la découverte de l’infiniment petit et de l’infiniment grand ne cesse de nous émerveiller, la baleine, par son immensité, nous donne l’impression d’appartenir à un autre ordre de vie.
En la rencontrant, il semble impossible de ne pas éprouver une profonde fascination pour ces mammifères, faisant naître des récits qui rappellent ceux des miracles. La présence miraculeuse des baleines, voilà d’ailleurs ce que souhaite engendrer L’aube du solstice. En attendant le 21 juin, capitaines Jacques Gelineau et René Roy, avant même que je ne leur pose une question, m’ont partagé leur amour des baleines. Mieux encore, ils m’ont tous deux raconté leur première rencontre.
Pour Jacques Gelineau, ce n’était rien moins qu’un coup de foudre : « J’ai vu ma première baleine en 1982. Quand je suis parti en voyage, avant de m’installer sur la Côte-Nord, je suis parti jusqu’au Havre-Saint-Pierre, j’ai fait la virée des îles Mingan et à l’île Quarry, j’ai vu mon premier petit rorqual. C’était comme un 4000 volts qui passait dans ma colonne vertébrale. »
René Roy, pour sa part, travaillait au cégep de Matane avec Reno Salvail, et c’est à ses côtés que son amour pour les baleines est né : « Reno et moi, on sortait au large, chacun avec notre pneumatique. Je me souviens que j’étais avec lui, la journée où un rorqual à bosse a sauté entre nos embarcations. J’en revenais pas comme elle était gigantesque – même si ce n’est pas la plus grosse – et ça m’a foudroyé de réaliser qu’il y avait ces mammifères qui vivaient ici, à côté de chez nous. C’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à m’intéresser aux baleines. »
Nommer et reconnaître
Les cétacés se déclinent en plus de 80 espèces de baleines, de dauphins et de marsouins, et tandis qu’on se contente le plus souvent de les nommer familièrement baleines, elles sont en vérité plus d’une dizaine d’espèces. Cependant, pour René Roy, elles ont chacune un nom et chaque individu a des caractéristiques qui lui sont propres : « Les baleines ont, elles aussi, leurs empreintes digitales. Tout dépendant de l’espèce, elles ont des caractéristiques uniques. Par exemple, pour un rorqual à bosse, le dessous de la queue – le dessous de la caudale – a un patron noir et blanc qui est unique à chaque individu. Chez le rorqual bleu, c’est le patron de sa pigmentation sur le dos qui fait des formes, et chacune est unique. »
Collaborateurs à la Station de recherche des îles Mingan, Jacques Gelineau et René Roy font de la photo-identification, opérant ainsi une recension des individus qui permet d’évaluer la population des espèces. Au fil du temps, ils ont créé une relative familiarité avec certains individus, leur permettant de faire des observations sur leurs habitudes. « Il y a beaucoup de choses qui se passent sous l’eau qui nous échappent, mais il reste que les comportements sur l’eau, entre individus, sont remarquables. Par exemple, on voit souvent deux femelles migrer ensemble. Les copines se reconnaissent et se suivent », explique René Roy.
Les chants de la disparition
Hélas, l’être humain a cette propension à prendre la beauté qui l’entoure, négligeant de l’entretenir et de la préserver. Ainsi, aussitôt qu’en 1890, les baleines noires de l’Atlantique ont été chassées jusqu’à la quasi-extinction. Depuis des décennies, plusieurs espèces sont menacées d’extinction et l’année 2021 a marqué un point de rupture dans le Saint-Laurent, modifiant de façon irréversible son habitat. Un choc, pour René Roy : « Lorsque j’ai constaté, il y a deux ans, qu’il n’y aurait plus de rorquals bleus dans le Saint-Laurent, c’est mon univers qui s’est écroulé. »
C’est que le rorqual bleu, à l’instar du rorqual commun, se nourrit presque exclusivement de krill. Avec le réchauffement des eaux profondes du Saint-Laurent et des périodes plus écourtées de gel de la surface des eaux – permettant la régénération d’algues microscopiques, nourritures du krill –, il n’y aurait tout simplement plus suffisamment de vie dans le Saint-Laurent pour attirer les rorquals communs et les rorquals bleus. En somme, résume Jacques Gelineau, « si tu veux penser à la survie des baleines, faut que tu penses à la glace. »
L’être humain qui, par son activité, est déjà responsable de la disparition de si nombreuses espèces animales et végétales, doit s’inquiéter de la fragilisation des populations de cétacés. Le capitaine Gelineau, aussi environnementaliste, nous rappelle que les baleines sont en quelque sorte les canaris des cours d’eau : « Les baleines, c’est un bio-indicateur. Un baromètre. Tant qu’il y a des baleines, on peut penser que ça va bien pour nous autres. »
Quant à eux, les rorquals à bosse sont, pour l’instant, toujours présents, préservant ainsi l’industrie touristique de Tadoussac, qui mise sur le spectacle de leurs grands sauts. Leur alimentation est faite de poissons et, pour l’instant, leur population est en santé. Ainsi, ironise René Roy : « Les rorquals à bosse continuent d’aller voir les touristes à Tadoussac. »
Amoureux des baleines et portés par l’espoir de les sauver, Jacques Gelineau et René Roy misent sur l’éducation. Jacques Gelineau mène des expéditions où les touristes sont mis à contribution pour ses recherches : « Ça fait vingt paires d’yeux au lieu d’une. À travers cette expérience, on fait d’eux des ambassadeurs des océans. C’est beaucoup du monde des grandes villes et quand ils reviennent, ils sont émerveillés. » C’est grâce à cet émerveillement, espère René Roy, que l’humanité, enfin, peut-être, voudra les sauver : « On a tout avantage à faire connaitre ces animaux. Parce que plus on les connait, plus on les aime, et plus on risque de les protéger. »
Les baleines de l’aube
L’an dernier, d’après Gelineau, « ça a été la pire année, on a vu deux rorquals communs et une bosse. » Alain Lefort, qui voulait enregistrer le chant des baleines pour le projet, a déchanté. Qui plus est, il s’est buté au choc assourdissant des porte-conteneurs, au vacarme incessant de leur puissant moteur et au fracas de leur coque cisaillant l’eau. « C’est de loin ce qui fait le plus de bruit. Imagine à quel point ça doit perturber les baleines », a-t-il été forcé de constater.
Parce que le Saint-Laurent était déserté par les baleines, Lefort s’est transformé en un Achab pacifique, traversant l’Amérique du Nord en poursuivant la longue migration des rorquals, regagnant, en février dernier, la République dominicaine, jusqu’à la Baie de Samaná. Là-bas, armé de ses hydrophones, Alain Lefort a plongé ses lignes longues de 50 pieds, enregistrant le chant de rorquals à bosse.
Or, les chants qu’il a encapsulés se distinguent de ceux qu’on aurait pu entendre, en saison estivale, dans le Saint-Laurent. En hiver, les rorquals sont en période de reproduction, et les mâles se disputent l’attention des femelles. Conséquemment, les baleines vocalisent davantage, mais, selon Alain Lefort, leurs chants sont moins harmonieux, plus éruptifs et brefs : « On croirait des fois entendre le beuglement d’une vache ou le coassement d’une grenouille et, en écho, la réponse siffleuse des femelles. »
Tout en repêchant ces chants amoureux, loin des refrains usés de nos ondes radio, Alain Lefort tentait dans un même élan de prendre des photos. Il se décrit lui-même dans cette improbable arabesque, le corps tout entier attentif à la présence des baleines, déclinant les heures dans une patience toute dévouée à ces incroyables mammifères. Et voilà Alain Lefort, et voilà L’aube du solstice : une démarche artistique qui s’inscrit dans l’équilibre fragilisé du vivant.
Bientôt, sur l’île de Grande Basque, s’érigeront les tours, dressées comme des oreilles attentives, prêtes à capter les lueurs du soleil. Et avec elles, peut-être, le passage inouï de rorquals, intrigués par leurs propres chants, enregistrés quelques mois plus tôt, à des milliers de kilomètres du Saint-Laurent.