Alain Lefort a reçu dernièrement un appel de son ami : « As-tu besoin que je te remette ton appareil? » Son Canon, boîtier principal avec lequel il a l’habitude de passer beaucoup de temps, accompagne depuis quelques semaines de nouvelles mains, un nouveau regard. Celui qui a initié le projet de L’aube du solstice a hâte de reprendre la photographie, mais son art est diverti par la longue liste de choses à faire, coincé dans un compte à rebours qui semble s’accélérer. Dans moins de deux mois, campé sur l’île de Grande-Basque, à Sept-Îles, aura lieu l’événement tant attendu.
Alain Lefort ne s’attendait pas à une telle charge de travail : « Quand j’ai pensé au projet, je n’avais pas en tête tout ce que je me retrouve à faire finalement. Je pensais me restreindre à mon expo photo et à l’enregistrement des baleines. » Or, le projet est devenu tentaculaire et l’énergie qu’il doit déployer s’est ramifiée, investie dans les divers volets du projet et la gestion quotidienne du site et des réseaux sociaux.
Le projet de long-métrage documentaire illustre bien l’ampleur qui s’est emparée de chaque petite idée. En approchant Étienne Desrosiers, Alain Lefort avait en tête un projet plus modeste: « Pour son documentaire, au début, j’imaginais juste un making of du projet. Parce que c’est une installation qui demande beaucoup d’efforts et de travail. Comme c’est possible que ça n’aboutisse pas – si c’est nuageux, par exemple – et que même si ça fonctionne, ça ne dure pas longtemps, je me disais que ce serait bien d’avoir une trace du travail accompli. »
En discutant ensemble du projet, les deux artistes se sont emballés. Transportés dans l’air salin de Nantucket, prêts à se lancer à la poursuite de Moby Dick, évoquant le romantisme de Don Quichotte et la folle aventure de Fitzcarraldo, de simple making of, le film est devenu, sous la gouverne du réalisateur, un film d’auteur documentaire.
Plus pragmatiquement, il faut dire que les demandes de bourses les ont forcés à considérer leurs projets non comme deux entités, mais un tout organique : « Encore là, je pensais qu’Étienne ferait un projet indépendant du mien. Mais quand est venu le temps de faire notre demande de subvention, on s’est rendu compte que ce serait plus intéressant de faire un projet commun. »
Habitué de travailler en solo, Alain Lefort a abordé chacun.e des artistes qui collaborent au projet en leur offrant ce qui lui semblait le plus précieux : la liberté. Entre fébrilité et ivresse, le projet se construit ainsi à plusieurs mains : « J’ai donné carte blanche à tout le monde, sans établir de paramètres. Évidemment, le projet est clair pour tout le monde, mais la vision de chacun.e diffère et j’ai hâte, tout autant que j’angoisse parfois, de voir ce qui va ressortir de ça. »
Il faut dire qu’en matière de risque et d’exaltation, L’aube du solstice ne donne pas sa place. C’est que cette installation-performance sera diffusée simultanément dans une dizaine de musées et salles de projection, conférant soudainement à l’événement des attentes qui, à l’origine, ne faisaient pas partie de l’équation : « La pression que je ressens est la diffusion de l’œuvre. Ça met de la pression sur le moment, alors qu’au début, on se disait : on se prête au jeu de la grandeur, mais on accepte que ça peut ne mener à rien. Comme ce que Reno a vécu à Abou Simbel dans le fond. Mais là, avec la diffusion du solstice, il faut qu’il y ait quelque chose. J’essaie malgré tout de garder en tête l’esprit original du projet, sachant qu’il y aura, soleil ou non, quelque chose. Les tours sont commandées, un mécanisme se déclenchera qui lancera la performance musicale… »
Voilà pourquoi Alain Lefort n’a toujours pas récupéré son appareil photographique. Il le faudra pourtant, lui qui monte une exposition photographique, prévue pour l’an prochain, où il présentera ses œuvres, marquant ainsi un jalon important du projet. Parce qu’avant d’être chef d’orchestre de ce projet tentaculaire, Alain Lefort est d’abord photographe. Le saviez-vous?
Avant L’aube
En 1993, fraîchement extirpé du programme de photographie du Cégep du Vieux-Montréal, Alain Lefort a entrepris des démarches pour un voyage au Japon. En parallèle, plutôt irrésolu, il a monté un portfolio afin de soumettre sa candidature au programme photographique de Concordia. Sa demande a été retenue et il a retardé son voyage au Japon.
Comme quoi leur destinée était mûre pour une rencontre, Reno Salvail, qui donnait alors son premier cours à l’université, est devenu le premier professeur de photo d’Alain Lefort. Concordia représente pour le photographe en herbe une « superbe entrée en matière photographique », qui se révèle dans sa dimension artistique, alors que le Vieux-Montréal avait une approche plutôt commerciale, à l’époque. Sous l’égide de Tim Clark, Mark Ruwedel et Reno Salvail, notamment, Alain Lefort ne lâche plus sa caméra.
Son parcours, déjà riche de magnifiques œuvres, s’écrit à tous les jours, mais citons au moins quelques séries, notamment Black Mangrove Forest (2013) et Ce qu’un arbre a dit (2009), qui explorent une technique que Sylvain Campeau, dans son essai Le paysage : cru et innommable, a décrit comme « une réduplication, un lacis d’images multiples suturées les unes aux autres. (1) » Ajoutons, pour le plaisir, celles d’Eidôlon (2016) et d’Ivujivik (2020), où il s’est lancé à la poursuite des glaciers et de la toundra, et Horizon (2022), série plus récente qui prélude de L’aube du solstice par son exploration de l’eau.
C’est à Ivujivik, précisément, qu’Alain Lefort « découvre » Le solstice des baleines, de Reno Salvail. Mentor des premières heures, inspiration lointaine, Alain Lefort a cheminé dans le sillon de Salvail : « Pour mes projets, par hasard, je me suis souvent retrouvé en des endroits que Reno avait visité pour ses propres créations. On a une démarche qui se ressemble, qui s’inspire de la littérature, des fables. Tous les deux, on fabule un territoire qui devient autre chose de sublimé. »
Et c’est ainsi que près de trente ans après l’avoir rencontré dans une salle de cours sans fenêtre de Concordia, Alain Lefort vient concrétiser une idée de Reno Salvail, dans le paysage ouvert et immense du fleuve Saint-Laurent.
Et le Japon? Alain Lefort, à ce jour, n’y est toujours pas allé. Et nous, la semaine prochaine, on rencontre le cinéaste Étienne Desrosiers. Qui sait, alors, quel pays nous serons appelés à visiter?
(1) CAMPEAU, Sylvain, Le paysage : cru et innommable, dans « Alain Lefort », Plein sud, 2016, p.32